Explication linéaire: Spleen, Jules Laforgue

Spleen de Jules Laforgue

Explication linéaire

Fenêtre noire de la mélancolie

Spleen (Le Sanglot de la terre, 1901)

Idée générale

·               Évocation de l’ennui et de la solitude dans la tradition romantique (mal du siècle) et symboliste (spleen baudelairien)

Introduction

Né en 1860, issu d’une famille nombreuse qui avait quitté la France dans l’espoir de faire fortune, Jules Laforgue a connu une existence marquée par la pauvreté et la solitude, particulièrement dans ses années de jeunesse à Paris, avant d’obtenir une place de lecteur à Berlin auprès de l’impératrice Augusta.

·               En 1885 il publie les Complaintes et l’Imitation de Notre-Dame La Lune. Revenu à Paris en 1886, il se marie, mais meurt en 1887 de la tuberculose.

·               Le Sanglot de la Terre est un recueil de poèmes de Jules Laforgue rédigés de 1878 à 1883, et publié posthumément en 1901. Cet ensemble de poèmes prend un ton mélancolique, et comme la plupart des œuvres de Laforgue, il révèle sa vision particulière de la vie.

·               Ce sonnet reprend le thème de spleen baudelairien, mais chez ce jeune poète il prend une teinte de dérision. Ici le langage est simple, la vitre est sale et fermée à l’image du monde « encrassé » qu’il découvre derrière. Pourtant, par jeu et par humour, la fenêtre devient un miroir intérieur sur lequel le poète réfléchit son mal-être et devient un support d’une création poétique.

·               Ce sonnet nous peint soigneusement un état psychologique : le dégoût de la vie.

Premier quatrain

·               Le poème débute par un constat au présent développant le titre : « Tout m’ennuie aujourd’hui ». Le pronom indéfini « tout » semble déjà indiquer qu’aucune échappatoire n’est possible pour le poète. Subissant l’action d’une totalité, il ne peut qu’exprimer son sentiment de lassitude à travers un terme qui fait écho à Baudelaire.

·               L’adverbe de temps sert d’indication temporelle, entre précision et flou (Quel est cet « aujourd’hui ? » Correspond-il à la date indiquée à la fin du poème, « 7 Novembre 1880 » ?), et permet surtout de constituer un phénomène d’écho à travers la reprise des mêmes sons: Tout m’ennuie aujourd’hui. Un constat amer pour le poète prisonnier de la situation comme des chaînes sonores mises en place.

·               La simplicité de l’écriture pourrait correspondre à ce vide intérieur ressenti qui manque de mots comme d’inspiration pour s’exprimer. Cependant, le rythme syntaxique et la césure à l’hémistiche montrent une volonté de lutter contre cet état : « J’écarte mon rideau ». Par ce geste, le poète tente de vaincre ce spleen. Hélas, sa tentative est vaine comme le montrent les vers suivants.

·               Son regard se porte d’abord « en haut », espoir d’une élévation... Mais vite déçu : le « ciel » est « gris », aucune lumière, aucune gaieté puisqu’une « éternelle pluie » tombe. L’adjectif hyperbolique confirme, par le mouvement incessant des gouttes, qu’aucune échappatoire n’est possible de même que le participe « rayé » transforme métaphoriquement la pluie en barreaux de prison.

·               Espace supérieur accablé, tout comme l’espace inférieur puisqu’après le ciel, le regard se dirige « en bas la rue ». Le brouillard du ciel devient au sol « brume de suie »  peignant de noir les artères de Paris dans lesquelles les passants errent : « des ombres vont ».

·               Dans cet univers lugubre, les habitants perdent toute humanité, fantômes aux vêtements assombris par la suie. Ils forment un troupeau indéfini avançant sans but. Les passants ne marchent pas, ils avancent « glissant », entre fuite et brièveté devant le danger des « flaques d’eau » risquant de les faire tomber.

Deuxième quatrain

·               La fenêtre réapparaît dans le deuxième quatrain, créant une véritable frontière entre l’extérieur et l’intérieur, entre espace public et intimité. Le vers 5 semble formuler un paradoxe : « je regarde sans voir ».

·               Le vrai regard n’est plus dirigé vers le monde extérieur mais plonge en lui-même « fouillant mon vieux cerveau ».

·               Machine sans conscience, le poète se sert de la « vitre ternie » comme d’un support sur lequel dessiner : « Je fais du bout du doigt de la calligraphie ». Les deux termes mis à la rime nous permettent de saisir la scène qui se joue : la poussière sur le carreau, confirmant l’absence d’éclat, devient matériau sur lequel le doigt peut glisser et écrire.

·               Nouveau paradoxe entre la saleté de la vitre d’un côté et la belle écriture que l’on peut toutefois lire comme un commentaire poétique sur l’art du poète « alchimiste » capable de transformer la laideur d’un objet en beauté esthétique.

·               Laforgue joue finalement de ces références de la même manière que l’expression « du bout du doigt » pourrait également rapporter toute la délicatesse d’un geste agissant afin de ne pas abîmer... un objet sale ! L’ironie dont le poète paraît user se confirme par le décalage entre le terme « calligraphie » et l’interjection ouvrant le vers 8 : « Bah ! » Ce terme familier, expression d’une déception certaine.

·               Dialoguant avec lui-même, le poète décide de briser la monotonie: « sortons ». Le mouvement est motivé par l’espoir de changement : « je verrai peut-être du nouveau ». Le verbe au futur traduit ce désir tandis que l’adverbe montre combien il est hypothétique et fragile.

Les deux tercets

·               Le vers 9 marque un changement de décor puisque le poète se trouve désormais de l’autre côté de la fenêtre, en train de parcourir les rues de la ville et confirme combien l’espoir de nouveauté était infime. A l’interjection « Bah ! » répond, dans un jeu de paronomase, l’adverbe de négation « Pas » réduisant cet espoir.

·               La construction du vers renforce cette impression d’échec « Pas de livres parus. Passants bêtes. Personne ». Trois phrases nominales, allitération en [p] faisant entendre tout le dégoût du poète; un rythme décroissant en 6 / 4 / 2 qui progresse vers le néant

·               Par-là, le poète témoigne d’une vision pessimiste sur le monde qui l’entoure. C’est d’abord l’absence de renouveau culturel qu’il déplore dans la métonymie du livre ; c’est ensuite la bêtise des gens sur laquelle il insiste (avec obligation de prononcer l’adjectif au pluriel en deux syllabes BÊ/TES); c’est finalement la dure réalité d’un poète solitaire ne trouvant nulle part réconfort.

·               Un tableau sombre se peint dans l’énumération du vers 10 : « Des fiacres, de la boue, et l’averse toujours... ». « L’éternelle pluie » n’a pas cessé, les « flaques » sont devenues « boue », les gens sont enfermés dans leurs voitures. Les points de suspension signalent que la description péjorative pourrait être continuée.

·               Les événements s’enchaînent sans joie.

·               Référence à la révolution industrielle à travers le choix du terme « gaz » comme synecdoque pour représenter ces nouveaux éclairages publics parsemant la ville mais le poète décide de quitter: « et je rentre à pas lourds... ». Aveu d’échec, le poète retourne chez lui péniblement, un peu plus accablé.

·               Les points de suspension viennent imiter les traces laissées sur le sol par les pas du poète. Pourtant, le retour chez soi ne semble guère plus joyeux.

·               Le début du second tercet énumère des actions banales renvoyant à l’idée d’actions machinales : « Je mange, et baille, et lis ». Les verbes manger et lire sont autant de tentatives de divertissement mais c’est bien l’ennui qui domine entre les deux à travers l’image d’un poète somnolant.

·               « Personne » avec qui parler dans les rues ; chez lui « rien ne [l]e passionne ». Le poète semble enfermé dans le spleen et la solitude. Incapable de trouver un support captivant, le poète apparaît dégoûté et signale une nouvelle fois sa déception par l’interjection « bah ! » (v. 13).

·               Ultime tentative pour échapper au spleen, le sommeil : « Couchons-nous » et nouvel échec puisqu’il se retrouve à compter les heures « minuit. Une heure. ». L’interjection « Ah! » traduit le désespoir d’un homme désormais coupé des autres et esseulé. Le vers 14 débute alors par ce constat terrible : « Seul, je ne puis dormir ».

·               Le sonnet s’achève comme il a commencé, comme si rien n’avait changé, formant ainsi une boucle: « Tout m’ennuie » / « je m’ennuie encor ». Que s’est-il passé entre les deux ? Il y a eu ce jeu calligraphique sur la fenêtre, allégorie de l’écriture poétique qui a engendré ce sonnet. En écrivant l’adverbe « encor » (certes pour la rime et l’alternance), mais peut-être il s’est endormi avant de finir d’écrire le mot...

C.C

·               Le spleen est donc lié aux saisons, au temps, à l’accablement du souvenir et aussi à l’ennui psychologique. C’est l’impression de nullité de tout et l’expression du mal vivre. Dans ce sonnet, Jules Laforgue utilise les ressources poétiques de façon traditionnelle et simpliste pour exprimer l’ennui qui teinte cette journée et évoquer une conception très personnelle du spleen.

·               Nous pouvons prendre en parallèle le poème « Spleen » de Charles Baudelaire où le spleen est fortement caractérisé par l’ennui et la solitude également.


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Les Figures de style

Les Figures de style ·                Une figure de style est une manière de s’exprimer qui s’écarte de la norme pour donner plus de f...