Analyse d'un texte argumentatif: Histoire des deux Indes Diderot, Abbé Raynal (1770)

Histoire des deux Indes 

Diderot, Abbé Raynal (1770)

Extrait de « Histoire des deux Indes », Diderot, Abbé Raynal (1770)

 « - Mais les nègres sont une espèce d’hommes nés pour l’esclavage. Ils sont bornés, fourbes, méchants ; ils conviennent eux-mêmes de la supériorité de notre intelligence, et reconnaissent presque la justice de notre empire.

- Les nègres sont bornés, parce que l’esclavage brise tous les ressorts de l’âme. Ils sont méchants, pas assez avec vous. Ils sont fourbes, parce qu’on ne doit pas la vérité à ses tyrans. Ils reconnaissent la supériorité de notre esprit, parce que nous avons perpétué leur ignorance ; la justice de notre empire, parce que nous avons abusé de leur faiblesse. Dans l’impossibilité de maintenir notre supériorité par la force, une criminelle politique s’est rejetée sur la ruse. Vous êtes presque parvenus à leur persuader qu’ils étaient une espèce singulière, née pour l’abjection et la dépendance, pour le travail et le châtiment. Vous n’avez rien négligé pour dégrader ces malheureux, et vous leur reprochez ensuite d’être vils.

- Mais ces nègres étaient nés esclaves.

- A qui, barbares, ferez-vous croire qu’un homme peut-être la propriété d’un souverain ; un fils, la propriété d’un père ; une femme, la propriété d’un mari ; un domestique, la propriété d’un maître ; un nègre, la propriété d’un colon ? Etre superbe et dédaigneux qui méconnais tes frères, ne verras-tu jamais que ce mépris rejaillit sur toi ? […]

- Mais l’esclave a voulu se vendre. S’il s’appartient à lui-même, il a le droit de disposer de lui. S’il est maître de sa vie, pourquoi ne le serait-il pas de sa liberté ? C’est à lui à se bien apprécier. C’est à lui à stipuler ce qu’il croit valoir. Celui dont il aura reçu le prix convenu l’aura légitimement acquis.

- L’homme n’a pas le droit de se vendre, parce qu’il n’a pas celui d’accéder à tout ce qu’un maître injuste, violent, dépravé pourrait exiger de lui. Il appartient à son premier maître, Dieu, dont il n’est jamais affranchi. Celui qui se vend fait avec son acquéreur un pacte illusoire : car il perd la valeur de lui-même. Au moment qu’il la touche, lui et son argent rentrent dans la possession de celui qui l’achète. Que possède celui qui a renoncé à toute possession ? Que peut avoir à soi, celui qui s’est soumis à ne rien avoir ? Pas même de la vertu, pas même de l’honnêteté, pas même une volonté. Celui qui s’est réduit à la condition d’une arme meurtrière, est un fou et non pas un esclave. L’homme peut vendre sa vie, comme le soldat ; mais il n’en peut consentir l’abus, comme l’esclave : et c’est la différence de ces deux états. »

·               Quel est l'intérêt de la forme dialogique pour construire une argumentation?

Objectifs:

·               Découvrir l’intérêt de la forme dialogique dans une argumentation, repérer les différentes thèses en présence, reformuler les arguments, identifier les moyens de persuasion employés

Support

·               Extrait de « Histoire des deux Indes », Diderot, Abbé Raynal (1770)

Introduction

·               L’Histoire des deux Indes est une œuvre considérable (10 volumes), parue en 1770.L’idée de l’abbé Raynal dans cette œuvre est de faire l’histoire des entreprises européennes dans l’Inde orientale et dans le Nouveau Monde, en montrant l’influence des grandes découvertes géographiques sur la civilisation.

·               C’est un ouvrage collectif. Diderot y collabora, et rédigea probablement les pages consacrées à l’esclavage. Il appelle d'ailleurs l'homme noir à se rebeller, à se libérer.

·               Cet ouvrage est l'ouvrage de référence de Toussaint Louverture, le leader de la révolution de Saint-Domingue en1791. La révolte de Saint-Domingue (après la Révolution française), qui aboutit à l'indépendance d'Haïti, et qui cause la mort de milliers de blancs, préfigure la première abolition de l'esclavage de 1793. Celui-ci sera rétabli par Napoléon en 1802 et de nouveau aboli en 1848 par Lamartine.

Pourquoi, à votre avis, avoir choisi la forme dialogique?

·               La forme dialogique permet de mettre en présence les deux thèses et leurs différents arguments. Cette confrontation permet de montrer de manière efficace que les arguments des esclavagistes peuvent être très facilement réfutés. Il s'agit ici de convaincre le lecteur de la faiblesse de la thèse esclavagiste, que l'on met en scène pour mieux détruire.

Repérez puis reformulez les arguments avancés par le premier des deux locuteurs de ce texte.

·               Les arguments avancés par le premier des deux locuteurs sont tout d'abord, l.1, le fait que les noirs sont inférieurs de nature, puis, l.2, que ces derniers acceptent la supériorité des blancs, ensuite, l.11 qu'il naissent esclaves et appartiennent aux blancs, et enfin, l., 16 qu'ils sont libres de s’affranchir, autrement dit qu'ils décident eux-mêmes d’être esclaves. 

Repérez et reformulez les arguments avancés par le second locuteur.

·               Les arguments avancés par le deuxième des deux locuteurs sont tout d'abord, l.4, le fait que l'esclavage déforme les âmes, puis, l.8-9 , que ce sont les blancs qui ont persuadé les noirs de leur infériorité, ensuite, l. 12-14, qu'aucun homme n'appartient à un autre homme, et enfin, l.25, que celui qui se vend n'a plus de raison.

À partir de ce que vous avez trouvé pour chacun, reformulez leur thèse.

·               Selon le premier locuteur, il faut maintenir l’esclavage. Selon le deuxième, il faut l'abolir.

Observez la longueur des répliques des deux locuteurs : quel constat faites-vous ?

·               Les répliques du deuxième locuteur sont beaucoup plus longues.

Quelle conclusion en tirez-vous sur l'argumentation qui sera la plus apte à convaincre un lecteur ? Comment expliquez-vous dans ce cas le choix de la forme dialogique ?

·               L’argumentation du deuxième locuteur sera plus apte à convaincre car elle est plus développée, plus présente.

·               Le premier locuteur est là pour relancer le dialogue, pour permettre au deuxième d’avancer d’autres arguments, pour créer une forme d’argumentation plus dynamique. Ses arguments permettent de créer une polémique, de faire réagir le deuxième locuteur, et le lecteur.

De quel registre ce texte vous semble-t-il relever?

·               Le registre polémique caractérise ce qui relève du combat. Un discours polémique est un discours qui attaque des idées ou des personnes. C'est précisément ce que nous avons ici. Le deuxième locuteur combat les idées esclavagistes et par là même son interlocuteur qui en est ici le représentant. Le registre polémique apparaît d'ailleurs souvent à travers la forme du débat, présente ici.

·               Un texte polémique est marqué par la violence verbale, les mots jouent le rôle d'une arme. Les procédés d'écriture visent la persuasion. On peut trouver un lexique exprimant la violence, le refus, l'horreur. Le locuteur tente de ridiculiser, rabaisser, ou détruire les idées qu'il combat. Le lexique se rapportant aux idées combattues est donc en général  péjoratif.

·               Les figures les plus représentatives du registre polémique sont l'anaphore, qui permet le martèlement des formules, l'hyperbole, pour exprimer la violence, le refus, le dégoût, portés à leur paroxysme, les métaphores et les comparaisons, pour donner au discours un caractère imagé d'une grande efficacité.

·               La ponctuation est souvent expressive, l'expression de la colère passe par des interpellations de l'interlocuteur, des interjections.

Relevez les termes qui, se rapportant aux esclavagistes, sont connotés négativement.

·               Le deuxième locuteur utilise des termes essentiellement péjoratifs pour qualifier l'attitude des esclavagistes:  "brise" l.4,  "tyrans" l.5 , "abusé" l. 7, "criminelle" l.8, "ruse" l. 8, "dégrader" l.10 , "barbares" l. 12, "superbe" l.14 , "dédaigneux" l. 14, "mépris" l. 15,  "injuste, violent, dépravé" l. 19-20

·               Cela lui permet d'opérer un renversement: ce ne sont pas les esclaves qu'ils rabaissent, mais ceux qui tolèrent et profitent de l'esclavage. Ce renversement est particulièrement visible à travers l'utilisation du terme "barbare" que l'on utilisait à l'époque précisément pour qualifier ces peuples que l'on croyait inférieurs.

Relevez les figures de style caractéristiques du registre et interprétez-les.

·               On remarque dans ce texte le parallélisme de construction des phrases, que mettent en évidence les différentes anaphores. L'anaphore parcourt le texte, elle permet au locuteur de marteler ses formules, d'insister sur ces idées, et de frapper ainsi l'esprit de l'interlocuteur, et du lecteur.

·               On peut notamment relever l'anaphore de "parce que" l. 4 à 7, qui permet de montrer en quoi l'attitude des esclaves est parfaitement justifiée et en quoi les arguments de l'esclavagiste sont facilement réfutables,  du groupe nominal "la propriété d'un", répété cinq fois, l. 12 à 14,  qui insiste sur l'aspect profondément ignoble de cette formule, et du pronom interrogatif "que"  l.22-23 et de l'expression "pas même", l. 23-24, qui insistent sur l'absence de toute possession, quelles qu'elles soient.

·               Le locuteur utilise deux figures d'analogie, une comparaison, et une métaphore. La métaphore compare l'esclavage à "une arme meurtrière" l.25. Elle permet d'appuyer la thèse en introduisant le thème de la mort: l'esclavage permet de tuer en toute impunité.

·               La comparaison, l. 25, permet d'établir une différence essentielle entre le soldat et l'esclave, c'est-à-dire entre le fait de vendre sa vie, c'est-à-dire de se sacrifier pour une cause que l'on croit juste, et le fait de consentir l'abus, c'est-à-dire de se sacrifier pour rien. Pour le locuteur, il est impensable que l'esclave choisisse une condition aussi abominable. Ou alors il a perdu sa raison.

Quels sont les sentiments qui animent le deuxième locuteur? Quels procédés d'écriture traduisent ces sentiments? En quoi aident-ils à persuader le lecteur d'adhérer aux idées du deuxième locuteur?

Le deuxième locuteur semble plein de colère, d'indignation, et de révolte. Ces sentiments sont visibles à travers les différents procédés que l'on vient de voir (utilisation d'un lexique péjoratif, anaphore), mais aussi à travers l'utilisation récurrente de l'interrogation oratoire l.12-15 et 22-23, et de la deuxième personne ("vous", l. 5, 8, 9, 10, 12 ; « toi » l.15 ;, « tu » l.14 ; « tes » l .14) Qui accusent l'interlocuteur, et à travers aussi l'interpellation du lecteur, puisque le locuteur utilise la première personne ("nous" l. 6-7"notre" l.6-7) pour faire en sorte que le lecteur se sente directement concerné, qu'il réfléchisse, et qu'il adhère.

Conclusion

·               L'esclavage symbolise la rupture entre l'Ancien régime perçu comme autoritaire et l'Ere nouvelle présentée comme l'arrivée de la liberté et de l’égalité. 

·               L'Histoire des deux Indes constitue un  long pamphlet (texte critique qui attaque avec violence). L'auteur utilise ici la forme du dialogue fictif afin de démontrer l'injustice faite aux esclaves.

·               La forme dialogique de ce texte est particulièrement efficace parce qu'elle permet de faire confronter les thèses en présence de manière vivante, de montrer la défaillance de l'argumentation en faveur de l'esclavage, et de laisser libre cours aux sentiments du deuxième locuteur dont la colère et l'indignation permettent au lecteur d'être touché et de réfléchir.

·               L'argumentateur parvient donc son entreprise de persuasion grâce à la maîtrise de son discours et à l'expression de ses sentiments.

 

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