Explication linéaire X

Molière, Dom Juan (1665), acte 1, scène 1 : l’exposition

[…] Sganarelle. – Eh ! mon pauvre Gusman, mon ami, tu ne sais pas encore, crois-moi, quel homme est Dom Juan.
Gusman. – Je ne sais pas, de vrai, quel homme il peut être, s'il faut qu'il nous ait fait cette perfidie ; et je ne comprends point comme après tant d'amour et tant d'impatience témoignée, tant d'hommages pressants, de vœux, de soupirs et de larmes, tant de lettres passionnées, de protestations ardentes et de serments réitérés, tant de transports enfin et tant d'emportements qu'il a fait paraître, jusqu'à forcer, dans sa passion, l'obstacle sacré d'un couvent, pour mettre Done Elvire en sa puissance, je ne comprends pas, dis-je, comme, après tout cela, il aurait le cœur de pouvoir manquer à sa parole.
Sganarelle. – Je n'ai pas grande peine à le comprendre, moi ; et si tu connaissais le pèlerin, tu trouverais la chose assez facile pour lui. Je ne dis pas qu'il ait changé de sentiments pour Done Elvire, je n'en ai point de certitude encore : tu sais que, par son ordre, je partis avant lui, et depuis son arrivée il ne m'a point entretenu ; mais, par précaution, je t'apprends, inter nos, que tu vois en Don Juan, mon maître, le plus grand scélérat que la terre ait jamais porté, un enragé, un chien, un diable, un Turc, un hérétique, qui ne croit ni Ciel, ni Enfer, ni loup-garou, qui passe cette vie en véritable bête brute, en pourceau d'Epicure, en vrai Sardanapale, qui ferme l'oreille à toutes les remontrances qu'on lui peut faire, et traite de billevesées tout ce que nous croyons. Tu me dis qu'il a épousé ta maîtresse : crois qu'il aurait plus fait pour sa passion, et qu'avec elle il aurait encore épousé toi, son chien et son chat. Un mariage ne lui coûte rien à contracter ; il ne se sert point d'autres pièges pour attraper les belles, et c'est un épouseur à toutes mains. Dame, demoiselle, bourgeoise, paysanne, il ne trouve rien de trop chaud ni de trop froid pour lui ; et si je te disais le nom de toutes celles qu'il a épousées en divers lieux, ce serait un chapitre à durer jusques au soir. Tu demeures surpris et changes de couleur à ce discours ; ce n'est là qu'une ébauche du personnage, et pour en achever le portrait, il faudrait bien d'autres coups de pinceau […].


Molière, Dom Juan (1665), acte 1, scène 1 : l’exposition
Explication linéaire

Parcours associé à l’étude de l’œuvre intégrale : La comédie du valet

Introduction

·               Dom Juan est une comédie de Molière de 1665 qui met en scène « un grand seigneur méchant homme », un libertin dont le valet Sganarelle brosse un portrait peu flatteur dès la scène d’exposition. Dom Juan, qui a séduit Done Elvire, a pris la fuite mais la jeune femme, accompagnée de son valet Gusman, l’a suivi. Sganarelle entreprend d’expliquer à Gusman quel type d’homme est son maître.

·               Nous nous demanderons quelles informations essentielles apporte cette scène d’exposition. Le premier mouvement du texte explicite l’action : un amour contrarié, tandis que le second mouvement présente les personnages et éclaire leur psychologie.

Premier mouvement: Un amour contrarié

·               La scène d’exposition s’ouvre sur la discussion de deux valets. Sganarelle tutoie Gusman, le valet d’Elvire, qui l’interroge au sujet du projet de mariage de sa maîtresse avec Dom Juan.

·               L’interjection « Eh ! » suivie de l’expression « mon pauvre Gusman, mon ami » marque le regret de devoir ruiner les illusions de son confrère. Le portrait que va brosser Sganarelle s’annonce peu flatteur.

·               La réplique de Gusman reprend la négation : « Je ne sais pas, de vrai, quel homme est Dom Juan ». L’expression adverbiale « de vrai » appuie sur l’ignorance du valet d’Elvire quant à la psychologie du maître.

·               Le pronom « nous » montre que Gusman se range du côté de sa maîtresse. Il émet déjà un jugement moral dépréciatif en parlant de « perfidie ».

·               La négation est encore utilisée pour faire un retour en arrière et mettre en lumière la fourberie des actions passées de Dom Juan : « je ne comprends point ».

·               Gusman récapitule les nombreuses actions de séduction entreprises par Dom Juan auprès d’Elvire, comme le montre l’énumération structurée par l’anaphore « tant » : « tant d’amour et d’impatience témoignée […] tant de transports et d’emportements qu’il a fait paraître ».

·               Le verbe « forcer » renvoie à l’idée d’un blasphème : le séducteur a détourné de la religion une jeune femme (« forcer un obstacle sacré ») sans raison. La naïveté de Gusman est soulignée par la répétition de l’expression « je ne comprends pas ».

Deuxième mouvement: Présentation des personnages

·               Dans le deuxième mouvement du texte, Sganarelle va répondre aux interrogations de Gusman mais également à celles du spectateur qui attend, lui aussi, de mieux connaître le héros éponyme de la pièce.

·               Sganarelle va faire un portrait-charge. Il le nomme de manière dépréciative « pèlerin ». Sans en être assuré, il imagine déjà que Dom Juan a agi comme à son habitude en abandonnant sa fiancée. C’est ce que sous-entend la phrase « si tu connaissais le pèlerin, tu trouverais la chose assez facile pour lui ».

·               Avec quelque prudence, il ne veut rien affirmer mais il sous-entend la fuite lâche de son maître : « je ne dis pas qu’il ait changé de sentiments pour Done Elvire […] mais par précaution je t’apprends… » L’adverbe d’opposition « mais » renforce les soupçons du spectateur.

·               Sganarelle emploie des formules latines (« inter nos ») et s’apprête à dévoiler ce qu’il sait.

·               Tous les superlatifs déprécient Dom Juan, « le plus grand scélérat que la terre ait jamais porté ». Pour Sganarelle, il est un « hérétique » mais également de manière plus comique « un loup-garou », c’est-à-dire un monstre, un homme immoral se livrant à la luxure comme « un pourceau d’Epicure » ou un « Sardanapale », roi débauché d’Assyrie.

·               Le mariage n’est pas sacré pour Dom Juan comme il l’est pour Done Elvire. C’est un moyen de séduire : « il ne se sert point d'autres pièges pour attraper les belles ». Sganarelle présente son maître comme un libertin, un « épouseur à toutes mains ».

·               Ses expressions sont comiques mais elles reflètent le caractère provocateur de Dom Juan : « il aurait encore épousé toi, son chien et son chat ».

·               L’énumération « Dame, demoiselle, bourgeoise, paysanne » montre que Dom Juan ne s’arrête pas à la condition sociale des jeunes filles qu’il séduit.

·               L’expression « rien de trop froid ou de trop chaud » insiste sur le peu de respect qu’il semble accorder à celles qu’il a séduites. Les pluriels « les noms de celles » « en divers lieux » insistent sur le fait que le personnage est coutumier des mariages qu’il rompt dès que bon lui semble.

·               La remarque « Tu demeures surpris et change de couleur à ce discours » fonctionne comme une didascalie interne. Elle souligne la réaction de Gusman, montre l’ampleur de sa surprise et préfigure la déception de Done Elvire qui joue sa réputation en venant retrouver Dom Juan.

·               L’extrait s’achève sur la métaphore « des coups de pinceau » qui introduit le suspens. Le spectateur n’a pas encore vu Dom Juan sur scène mais on lui en a fait un portrait critique qui ne résume pas toute la complexité du personnage. Le public s’attend alors à de nouvelles surprises.

·               Dans la société du XVIIe siècle, un mariage n’est pas à prendre à la légère, il s’agit d’un sacrement religieux qui unit jusqu’à la mort les deux époux. Le comportement de Dom Juan est donc extrêmement surprenant voire choquant pour Gusman, Elvire et le spectateur également.

Conclusion

·               L’extrait de la scène d’exposition répond aux attentes du spectateur. Les deux valets présentent une situation de comédie déjà en cours avec la fuite de Dom Juan et l’arrivée de son épouse Done Elvire. Sganarelle brosse un portrait critique de son maître tout en révélant sa personnalité prolixe et comique.

·               La relation entre maître et valet semble complexe, comme si Sganarelle voulait imiter le langage savant de son maître tout en le désavouant. Les informations essentielles sont données au spectateur qui attend avec intérêt l’entrée du personnage éponyme.

 

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